Le Sinaï : Mont Moïse, monastère Sainte Catherine
Pour qui vient de Haute- Egypte en voiture, et prend tout son temps pour le découvrir, le Sinaï s’aborde par le canal de Suez. Il n’aura rien à regretter, car la « route agricole » qui mène à Ismaëlia est séduisante en diable bien qu’elle offre autant de danger que de charme. Elle traverse des exploitations fertiles avec leurs fermes ocres et leur pigeonniers blancs, de fraîches palmeraies parcourues de canaux d’irrigation, des villages animés, à la circulation démente, entre les tables de bistrots en plein air où les vieux tètent leur narguilé, les maisons crasseuses, les marchands d’oranges poussiéreuses installés précairement n’importe où. D’Ismaëlia, plaisante ville installée au bord du lac Tinseh, la vue sur la canal est insolite et fascinante. Silencieux se succèdent pétroliers et cargos sur un fil d’eau tendu entre deux déserts blonds, sur fond de ciel bleu ou à travers une brume cotonneuse et irréelle. Une fois traversé le canal ou passé le tunnel, ce qui est moins romantique mais plus rapide, on pénètre immédiatement dans le désert. Un désert purement minéral, sans végétation ni eaux vives.
Triangle de quelques 60.000km², bordé par les golfes de la Mer Rouge, de Suez et d’Akaba, fermé au nord par la Méditerranée, le Sinaï est le point de partage des mers, le pont entre deux continents, un lieu de passage millénaire. Son histoire commence avec la grande épopée des Hébreux fuyant l’Egypte sous la conduite de Moïse. On ne peut pas l’oublier. Tout constamment rappelle cette longue errance, et la route qu’on emprunte sur « les pas de Moïse » parsemée de miracles, longe la mer Rouge, traversant le désert de Sur, puis le désert de Sin jusqu’à l’entrée du Wadi Faran. D’abstraite, l’histoire que nous connaissons tous prend brusquement vie au cœur de ce décor dont rien n’a changé depuis des milliers d’années. Ce « grand désert vide » recèle dans son dépouillement extrême, des vérités existentielles que ressent même le voyageur le plus indifférent.
Nous empruntons donc la route qui longe la mer Rouge et la région pétrolifère de Dudr en descendant tout droit vers la pointe sud. Sur la route nous rencontrons l’oasis d’Aïn Moussa, dont les eaux auraient jailli du rocher sous le bâton de Moïse pour abreuver les Hébreux. Quelques kilomètres plus loin à gauche, une piste précaire s’enfonce dans les sables, qui nous mène au site de Serabit el Khadim, lieu d’exploitation des mines de turquoises et de cuivre au temps des pharaons, où existent les vestiges d’un petit temple dédié à la déesse Hathor. El Tor à environ 270km du tunnel, mérite un arrêt. Le Père Viaud, journaliste au Progrès Egyptien, a beaucoup écrit sur cette ancienne cité qui fut autrefois une escale importante, un centre monastique au IVe siècle, un port pharaonique dont il ne subsiste pas grand chose. La citadelle construite en 1530 par le sultan Selim 1er aurait été restaurée par les troupes de Napoléon. Mais qu’importent les sites historiques… La première rencontre avec le Sinaï est un tel choc physique que le reste s’efface. Si côté mer monte la fumée des torchères, côté montagne le paysage vous empoigne. Il est très différent du nord au sud. Nous avons quitté les plaines alluviales et les pâles collines soulignées de quelques reliefs. Roches érodées et éboulis recouvrent ces « hamadas » où s’accrochent quelques épineux nourriture des chameaux et des chèvres compagnons des bédouins nomades. Devant nous la plaine blanche et caillouteuse à perte de vue, désertique, écrasée de soleil, aveuglante, monte progressivement pour brusquement se trouver coupée net par une haute falaise crayeuse, le plateau de Tih, qui la surplombe de 500m. et court d’un bout à l’autre de la péninsule. Devant nous commence alors une espèce de mer houleuse dont les vagues sont des montagnes allant dans tous les sens, ayant toutes formes et toutes couleurs. Elles sont entaillées de vallées étroites et de canyons où fleurissent de rares îlots de verdure où l’eau s’accumule lors des pluies diluviennes et reste prisonnière. Ce relief heurté est du à l’impétuosité interne de la terre. La péninsule se trouve en effet coincée entre deux gigantesques fosses tectoniques qui appartiennent à un système de failles allant de l’Afrique à la Turquie, cassures qui ont créé les deux golfes. Les contrastes sont grandioses dans ce sud du Sinaï formé et dominé par de hautes montagnes abruptes avec des à -pic et des sommets élevés aux teintes violentes et sombres qu’on entrevoit de la route.
A l’extrême pointe du triangle se trouve le prodigieux site de Ras Mohamed aux criques sableuses, aux eaux transparente et poissonneuses, paradis de la plongée sous-marine. Charm- el-Cheik n’est qu’à quelques kilomètres, mais de l’autre côté de la montagne. La route qui tourne le dos à la mer pour plonger, semble–t-il au cœur du Djebel noir et menaçant, se faufile entre de hautes roches qu’enflamme du rose au violet le soleil couchant. Le paysage bouleverse, impressionne, épouvante même. Une espèce d’angoisse vous noue la gorge devant la beauté de cette puissance minérale. Mais voici déjà les lumières du village…
De jour Charm-el-Cheik, en bord de mer, avec pour fond un admirable cirque de hautes montagnes dominant une étendue désolée, n’a rien de fabuleux: déjà trop colonisé par des hôtels. Mais c’est le point de départ d’excursions à ne pas manquer: le Mont Sinaï , le monastère Sainte Catherine, l’extraordinaire « colored canyon » de Wadi Watir et la route côtière du golfe d’Akaba. Et pour ceux qui bivouaquent en allant un peu à l’aventure c’est l’occasion de faire le plein d’eau, d’essence et de ravitaillement. C’est une aventure sans danger mais un peu émouvante de naviguer dans cet univers insolite, d’y dormir à la belle étoile auprès d’un petit feu, en frissonnant au petit jour… Elle nécessite un 4×4 sous peine d’enlisement dans les sables.
La route côtière du golfe d’Aqaba est absolument superbe au jour levant. Elle commence par une traversée de désert lunaire, où la roche s’effrite, se fendille, noire, grise puis verte et jaune avec des stries ocres et violines, ou luisantes comme du mica. Puis la route, de montées en descentes et en vertigineux virages, atteint la mer… des plages désertes à perte de vue, tantôt en grèves, tantôt en criques de sable fin et blanc après tant de désert. Dahab se loge au bord d’une vaste baie face à la montagne se dressant droit dans ses eaux turquoises. Le petit village est charmant. C’est un endroit encore très tranquille. Un dauphin et son petit, adoptés par la population, s’amusent près du rivage et permettent aux baigneurs de les approcher. Cette route s’en va jusqu’à Eilat, belle presque jusqu’au bout, jusqu’aux monstrueux complexes touristiques israéliens…Le poste frontière est à Tabah, et deux visas sont nécessaires pour entrer et sortir. Mais c’est à mi-chemin, au village sympathique de Nuweba, encore épargné par la frénésie bâtisseuse, que la route grimpe dans la montagne vers le monastère Sainte Catherine et le Mont Moïse. Le désert se transforme à mesure qu’on avance. La roche change de consistance. Les teintes déjà extraordinaires, s’accentuent encore, mêlant les rouges, les roses et les pourpres, se trouant de veines noires, vert foncé, violet sombre. Un enchevêtrement chaotique de granit, de gneiss, d’ardoise montés du magma profond de la terre à l’époque pré-cambrienne. L’érosion qui a usé, pourri, délité la roche en sable crémeux coulant comme de l’eau et la cernant comme une mer, n’a laissé que les lignes aiguës et dentelées du massif mis à nu. Les noyaux durs se dressent en falaises, en tables, en champignons torturés: multitudes de monts de toutes formes, dramatiques, immobiles et courants, comme agités par un invisible remous. Et tout à coup, au plus haut de la route s’étale sous nos yeux une plaine grandiose que cerne une muraille impressionnante dont les cimes des Mont Sainte- Catherine (2642m) et Horeb (2285m) accrochent les premiers et les derniers feux du soleil. Ce qu’on appelle Mont Sinaï (Mont Horeb) est l’ensemble du massif qui couronne le monastère Sainte Catherine par référence au livre de l’Exode. C’est sur l’une de ses montagnes que Dieu conclut l’Alliance avec le peuple d’Israël et imprima sur la pierre les tables de sa Loi. Arrivés à la nuit tombée, nous dormons quelques heures à l’Hôtellerie du Monastère, où quelqu’un nous renseigne sur le chemin à suivre, et nous entreprenons vers 2h du matin l’ascension de la montagne sainte de la Bible. Par une nuit froide et sans lune, sans la moindre lumière que celle des étoiles, trébuchant sur les cailloux, nous empruntons une piste qui s’ouvre devant nous grâce à quelques personnes prévoyantes munies de torches, mais hélas bien entraînées, car elles nous sèment rapidement, et nous voilà dans la nuit tâtant la roche d’une main sans la lâcher, tout en avançant avec précaution. Des lueurs zigzagant à diverses hauteurs indiquent qu’un sentier escalade la montagne. Peu à peu nos yeux s’habituent à la lueur plus claire du chemin et nous progressons. Brusquement nous stoppons: la piste s’arrête là où commence le roc abrupt. Ailleurs, c’est le vide. Mais l’aube qui pointe nous dévoile les marches menant au sommet. Elles semblent interminables. Et voici que le vent nous assaille, glacé, perçant. La neige ourle encore la pierre en ce printemps frileux. Les quelques pèlerins se regroupent, frissonnants et le nez rouge, certains ont passé la nuit dans la grotte ou Moïse attendait Dieu, et un petit marchand nous tend un gobelet de thé bien chaud. Le soleil qui émerge dans une aube dorée éclaire un magnifique panorama embrassant la péninsule du Sinaï jusqu’au golfe d’Aqaba. Inoubliable. Malgré le froid piquant certains restent plongés dans leur méditation tandis que nous entamons la descente plus rapide des 3000 marches raides taillées dans la roche par les moines, pour avaler ,avant la visite du monastère, un petit déjeuner copieux au « rest house » du coin. Jamais café brûlant n’a été autant apprécié… Sainte Catherine au fond de sa vallée et au pied de ses montagnes, ressemble à une forteresse. Elle se fond dans ce paysage de roches et de grisaille, révélée par la verdure insolite de ses jardins. La muraille a été construite par l’empereur Justinien au VIe siècle, sans ouverture, et les moines étaient hissés un à un vers une trappe. Aujourd’hui, il existe une porte très basse, et l’on pénètre dans un dédale de venelles voûtées coupées de petites cours fleuries. Tous les guides vantent les trésors de ce monastère, dons de la foi, accumulés au cours des siècles depuis sa construction en 1570. Mais tout ne se visite pas. Nous avons eu la chance de nous retrouver avec quatre Italiennes recommandées par le Pape. Nous avons donc pu admirer la bibliothèque, la plus riche après celle du Vatican, mais dont l’humidité ronge les ouvrages rarissimes… l’admirable collection d’icônes d’une fraîcheur de couleurs impressionnante , l’église byzantine et ses trésors, la chapelle du Buisson Ardent qui marque l’endroit où Moïse, pieds nus, écouta la parole de Dieu devant le buisson se consumant sans flamme. C’est le lieu le plus sacré de tout le Sinaï. On vient du monde entier à Sainte Catherine comme en pèlerinage. Parfois en vain…Les moines décident brusquement de fermer leur porte. Il faut donc bien s’assurer des jours et des horaires avant de s’y rendre pour ne pas se casser le nez devant porte close. Avant de continuer la route vers la célèbre oasis du Feiran, nous errons encore une fois un peu dans le désert pour trouver les roches peintes par un Belge en « bleu Sinaï », signe de paix. Elles n’offrent pas le spectacle surréaliste qu’on pourrait imaginer, mais se situent juste au pied des mont dans un site âpre et déshérité très beau à parcourir.
Du Sinaï qu’il avait traversé en 1894 à dos de chameau, Pierre Loti écrivait: » Ici, rien, jamais: c’est une part maudite de la terre, qui voudrait demeurer impénétrable et où l’homme ne devrait pas venir ». Et pourtant dans cet espace énorme en apparence inhabité, vivent et nomadisent quelques milliers de Bédouins. Ils abandonnent leurs campements lors de la transhumance, mais reviennent entretenir les palmeraies. Comme l’ont fait les Hébreux, ils se suffisent à eux-mêmes, se soignent des plantes qu’ils connaissent. Certains se sont sédentarisés le long du littoral, et dans l’oasis de Feiran. La route traverse la montagne d’est en ouest pour se diriger vers le golfe de Suez. Elle suit la vallée d’El Raha et traverse, au pied du djebel Serbal, l’oasis toute bruissante de palmes et d’oiseaux, étonnamment fraîche et verte dans ce chaos granitique. C’est encore la région des mines de turquoises exploitées par les pharaons. Quelques vestiges de temples se trouvent dans les parages. La preuve de l’activité et de la pensée humaine a laissé là comme ailleurs quelques inscriptions rupestres qui passionnent toujours les chercheurs. Le Sinaï possède de nombreux lieux où existent des dessins gravés, souvent indéchiffrables, donnant lieu à d’innombrables spéculations religieuses et mystiques, liées aux migrations des patriarches, aux quarante années de pérégrinations, à la révélation de la foi. Sinaï des ascètes et des pèlerins…
Tout ce qui a fait le berceau spirituel de la civilisation occidentale. Les fondements de sa philosophie, ses valeurs éthiques et morales ont leurs racines dans ce désert.
Chantal de Rosamel